INTERVIEW DU RESCAPE

1. Des gens de mon âge, des amis, j'aurais simplement attendu qu'ils soient là. Qu'on vienne juste me voir. Une présence. Pouvoir leur parler, même si tu n'es pas sûr d'être compris.

2. J'attendais des médecins qu'ils me guérissent. J'aurais voulu qu'ils soient pour moi une nouvelle famille, qu'ils soient mes parents ; qu'ils me fassent renaître. Quand les médecins ne me disaient rien, je me disais "ce n'est pas possible, ils doivent savoir, ils me cachent quelque chose ". A un certain moment, quand j'étais au bout du rouleau, ils m'ont dit : " il faut faire un testament ". Ils m'ont même envoyé le pasteur. A ce moment j'ai vraiment commencé à penser que j'allais mourir, parce que les médecins et presque tout le monde me disait : " vous ne voulez pas vivre " - alors que ce n'étais pas du tout ça-. Mais d'entendre des choses pareilles tout le temps, je me sentais seul, incompris. C'est alors seulement que j'ai commencé à avoir envie de me foutre en l'air avec la nourriture.

Les psychiatres n'ont pas su voir. A l'hôpital psychiatrique, tout est thérapie. Dans un endroit comme ça, tu es dans un cocon, tu t'enfermes complètement. C'est de la taule, 7 mois de taule. Tout se passait à la carotte : je buvais 2 litres d'eau pour peser les 45 kilos qui m'autorisaient à aller en ville. Je revenais à 43 kilos, c'était reparti pour un tour. Quand je suis sorti, ce n'est pas parce que j'étais mieux dans ma tête, c'est parce que je pesais 45 kilos.

En fait, du point de vue nutrition, je n'avais plus ma tête. Dans ces cas, quand tu ne manges rien, ton cerveau fonctionne différemment. Tu n'as plus aucune profondeur, tu n'entends plus les gens te parler, tout cela est brouillé par le bruit du battement de ton cœur qui bat dans tes oreilles, très fort. Tu perds l'ouïe, tu perds la vue, tout se brouille. A 27 kilos , t'as plus le contrôle de rien, tu sais même plus qu'il faudrait manger, t'arrives plus à faire la connexion " c'est la nourriture qui fait vivre ".

3. Quand je pensais mourir, que je voyais cela comme une fin proche et inéluctable, il n'y a qu'une seule personne qui a tenu ferme sa position : mon psychologue. Il m'a toujours dit : " je ne suis pas d'accord ". Ces paroles m'ont beaucoup aidé.

Tous les autres, ma famille, les médecins, les autres gens qui s'occupaient de moi me disaient, à partir d'un certain moment, des choses du genre : " si t'as fait le choix de mourir, on peut comprendre ". Or je n'avais pas du tout fait le choix de mourir. Mais les vraies raisons qui me poussaient à ne plus manger, je n'osais en parler à personne.

Il n'y avait personne à qui je pouvais me confier, m'abandonner, car je ne suis pas croyant.

J'avais une recherche de perfection philosophique. Pas du stéréotype top- model, mais de pureté : tout a commencé par une volonté de ne pas penser de mal des gens, jamais. J'essayais de contrôler mes pensées, complètement, et pour ça je contrôlais aussi mes sentiments, tous mes sentiments et toutes mes sensations, y compris de faim. Ne plus être dépendant, une liberté absolue, jamais besoins de s'arrêter pour se reposer, pour manger, je voulais être en route vers un absolu. J'étais " moi " à fond, mais comme ça je ne pouvais pas vivre.

Ce qui est très dangereux, c'est que, après la descente qui est l'enfer, une fois que tu t'approches de la mort, c'est paisible, ça a l'air mieux, tu pourrais t'y laisser glisser. Ça c'est hyper-dangereux. Je ne me suis pas abandonné, je ne sais pas pourquoi : mystère ! Je savais qu'au fond je ne voulais pas mourir.

Il n'y a eu personne à qui je pouvais dire que je ne voulais pas mourir.

A ma famille je ne pouvais pas le dire , à cause du conflit avec eux. La famille, il faudrait qu'ils t'aiment comme tu vas être, comme tu voudras être. Qu'ils aiment que tu ne seras pas comme eux - et tu sens si c'est pas sincère. Le plus horrible c'est que tu n'arrives même pas à savoir ce qu'ils veulent que tu sois. En même temps, ils (surtout mon père) ont des références qui me semblent absurdes : c'est pas de peser 60 kilos qui prouve que je ne suis pas malade, ni de me marier ou d'avoir des enfants.

Il fallait quelqu'un qui me connaissait, en qui j'avais totale confiance. C'est tellement difficile dans un cas comme ça : tu te rends compte que tu t'es trompé, que l'absolu tu n'y arriveras jamais. Tu dois accepter que les autres gens peuvent avoir une influence sur toi, tu dois accepter de l'aide. En faisant ça, tu ne sais pas ce qu'il restera de toi. Tu ne veux pas retourner en arrière, redevenir comme ta famille voudrais que tu sois. Tu vas changer, tu a été tellement " toi ", et tu ne le sera plus tout à fait. Et tu ne sais pas si ta famille va t'accepter comme tu vas devenir. Il faut tout remonter sans rejeter tout ce que tu as fait. Toute l'énergie que j'ai mise pour la " pureté ", je l'ai alors changée de couleurs, qu'elle ne se tourne plus contre moi. A la place de te vider, il faut que tu te remplisses - pas de nourriture (là, t'auras vite fait le tour), mais de tout le reste. J'ai dû me rendre compte que l'absolue béatitude je ne l'aurai jamais.

Maintenant, avec mes tableaux, la lutte est la même, mais moins dangereuse. En peignant, je cherche l'absolue profondeur, j'aimerais arriver à ce que, quand tu vois ces tableaux, tu pleures.