INTERVIEW DE L'AMI

1. J'attendais surtout quelque chose d'eux-mêmes. Il n'y avait pas grand chose à faire, c'était une situation sans issue, comme une sorte de fatalité.

Dans les cas où la personne n'a plus aucune force intérieure, je crois qu'il n'y a pas de soutien à attendre de qui que ce soit. Du soutien, ce n'est plus ça que la personne demande -- et en même temps on se demande toujours s'il y a une demande d'aide. C'est avant (quand et comment ?) qu'on peut faire quelque chose. Une fois que le point de non-retour est atteint, tous les efforts sont vains.

A propos du camarade qui s'est suicidé à l'âge de 22 ans, A. Là il y avait une décision qui avait été prise. Nous allions lui rendre visite à l'hôpital psychiatrique, c'était comme un compte à rebours, il n'y avait plus rien à attendre de lui. Il avait des monstres angoisses, il était sans espoir d'en sortir. Il disait qu'il appréciait qu'on s'occupe de lui-- mais que sa décision était prise. Il était très calme. On avait envie de lui dire " putain, déconne pas " -- il n'y avait pas de répondant. Tu peux pas maintenir quelqu'un en vie contre sa volonté. Il faut qu'il y ait un sursaut de vie, un truc de l'ordre de la subjectivité, de l'amour de soi. Et ça, ça déborde sur quelque chose de plus large : qu'est-ce qui met dans une telle angoisse des gens de vingt ans ?

2. Est-ce qu'il faut demander une intervention médicale par rapport à ça ? A. était soulagé de pouvoir bouffer ses trois pastilles par jour pour que son angoisse se calme un peu. Son idée c'était de mettre fin à ses souffrances sans pastilles, mais il avait peur que cela continue après la mort.

On avait proposé à A., à trois : " on vient t'enlever de Cery (l'hôpital psychiatrique où A. était hospitalisé), on vide nos comptes, on se tire à l'autre bout du monde. " On était prêts à donner tout pour le sauver. Lui a répondu : "Oubliez, les gars, j'aurais l'impression d'être charriotté, de vous créer des emmerdes ". Impossible de le convaincre. A. il n'aurait pas plus avoir plus. On aurait dû le kidnapper, le forcer - mais c'était peine perdue, parce qu'il ne voulait plus. Il nous a dit "déconnez pas les gars, j'ai absolument pas envie de ça ".

< Sur le camarade suicidé à 18 ans> Il avait une pêche pas possible, toujours souriant. Il avait pris un trip, il était resté croché. Il croyait que le monde n'avait plus de hasard, il était un peu allumé là-dessus, mais sans stress, il gardait sa pêche.

Comme un con il est allé en parler à son père, qui l'a foutu à Cery. Je l'ai vu quand il est sorti : il était complètement assommé. Tout a été très vite par la suite. C'était quelqu'un de très radical et de très spontané. C'est possible qu'il ait fait ça sur un coup de tête, style " j'en ai marre, je jette l'éponge ". Peut-être que s'il s'était raté, une semaine après il aurait sincèrement regretté d'avoir voulu se foutre en l 'air.

3. Pendant qu'il (A.) était à l'hôpital, plein de gens flippaient, il n'y a pas beaucoup de gens qui allaient le voir. Ils disaient : "je le connais pas suffisamment ". Ils ne se sentaient pas responsables. Il n'y a pas beaucoup de gens qui ont le courage d'affronter la souffrance des autres. Il n'y a pas beaucoup de gens qui ont des amis, des gens sur lesquels tu peux compter, avec qui tu peux échanger. On n'a pas beaucoup de rapports sincères avec les gens, on est plutôt dans un trip de compétition.

Je crois que dans les deux cas que j'ai connus, la famille a été un phénomène dégradant. Les parents étaient malades, ils ont empiré la situation. Ils ne se rendaient pas compte de la situation, en fait, ils étaient complètement décalés.

Les enseignants : si tu leur demande d'intervenir, ils interviennent en temps que profs. Il n'y a pas suffisamment d'humanité : on a pas le temps de se connaître, une année scolaire, c'est vite passé.

Ce qui me reste de tout ça, c'est une impuissance complète. Quand la rupture est faite, c'est fini. Tu fais peut-être de la survie, mais c'est fini. Style "c'est une erreur que je sois là, j'ai rien à foutre". Quand tu en es à ce point de survie, tu peux te flinguer, c'est pareil. C'est des situations où il n'y a pas moyen de forcer. Il y a quelque chose de l'ordre de l'adhésion, de la volonté personnelle -- qu'il n'y a plus. C'est comme les gens qu'on maintient en vie par des machines.

C'est l'impossibilité de vivre ce qu'on voudrait. Il y en a qui se sont suicidés physiquement, d'autres qui se suicident humainement. J'ai des tas de potes qui pour moi sont morts, qui ont décidé de faire tout le contraire de ce à quoi ils aspiraient. J'arrive plus à voir un sens dans leur vie.

Des gens à ce point là, d'un côté tu as envie de leur filer des beignes. T'es dépossédé de toutes tes possibilités d'action.

Des fois je me dis : "c'est un sursaut de liberté". C'est à la fois très lâche et très courageux. Moi je m'aime bien, je ne me ferai pas de mal.