Hippocrate retrouvé dans le désert

Etant en Mauritanie ce mois, l'auteur de cette rubrique a choisit son sujet sur place. Etrange pays de sable mi-maghrébin, mi-sahélien où les califes arabes, butant sur l'Atlantique, laissèrent les fleurons de leur civilisation aux bons soins du désert, excellent conservateur par nature. Des bibliothèques entières traversèrent sans dommage les siècles, rangées au bord des caravansérails qui les alimentaient en ouvrages ramenés de tout l'empire abbasside. Le pèlerinage de la Mècque durait six mois aller, six mois retour. En route, les lettrés visitaient les bibliothèques du Caire, de Médine, voire de Damas ou de Jérusalem s'ils faisaient le détour. Ils achetaient des copies, copiaient eux-mêmes et -- quel meilleure protection contre les voleurs?-- n'hésitaient pas à apprendre par coeur des livres entiers, qu'ils couchaient sur peau de gazelle au retour.

Septième ville sainte de l'Islam par la grâce de ses bibliothèques, Chinghettti se laisse engloutir pour la deuxième fois de son histoire par l'implacable avancée des dunes. La tristesse du constat alourdit le silence de l'air pestilentiel des ruelles abandonnées aux ordures et aux chiens. On atteint le sol d'origine des maisons poussiéreuses en descendant un à deux étages d'escaliers de fortune. Là en-bas, dans une courette fraîche, un érudit, drapé dans sa "deraa" (immense robe bleue), grand savant en matières coraniques et soufi d'obédience, s'emploie à démontrer aux visiteurs l'immense supériorité de la contribution musulmane au patrimoine mondial du savoir. Sa bibliothèque contient quelques rayonnages de manuscrits médiévaux, livres d'astronomie et d'astrologie, traités de droit, exégèse coranique, poésie arabe classique. De la matière pour ces générations de thésards. Je pose la question toujours non-résolue :

--Pourquoi la recherche et l'expansion des sciences dans le monde musulman semblent s'être arrêtées il y a environ cinq siècles ?
-- C'est à cause du degré de piété, répond le saint-homme. Comme la piété s'était dégradée, la punition a été de donner le savoir à d'autres, aux Chrétiens en l'occurrence.
-- La piété suffirait-elle à assurer une recherche scientifique féconde?
-- Dieu donne le savoir selon le degré de piété et le reprend de même. Voilà la réponse la plus convaincante que j'aie entendue, mais pas pour la raison que donne notre érudit. Cette foi fataliste, qui accompagne un laisser-aller général, peut être lue bien sûr sous l'angle mystique: "Tout n'est qu'apparence, précise le soufi, pourquoi aurais-je une quelconque préférence pour un mieux ou un moins bien, pour le paradis ou pour l'enfer, (à ce moment il tourne ses yeux vers le ciel à l'est) alors que partout c'est Ta Création, ô Dieu?" Que répondre à cela ?

Peut-être que les scientifiques qui ont fait la fierté du monde musulman ne pensaient pas du tout comme cela. Avicenne (Ibn Sinna)critiquait les astrologues de son temps avec une acuité d'esprit digne d'un Voltaire. Et ce type d'esprit lucide, logique, pratique, sans concessions -- on a la surprise de le trouver à l'oeuvre tel quel à l'autre bout du Sahara: chez le "toubib" au sens premier, le praticien de médecine classique arabe en Mauritanie. A Baghdad, l'ancienne capitale de l'empire, les superbes écoles de médecine abbassides ne résonnent plus que des pas des touristes Ici, derrière les hauts murs bordant une ruelle du grand Nouakchott, on parle humeurs et tempéraments, comme on le faisait il y a dix siècles à Baghdad, comme on le faisait il y a plus de vingt siècles en Grèce, à l'école hippocratique.

-- Madame, déclare à une patiente se plaignant de palpitations et de vertiges le vieux maître entouré de ses neveux-étudiants, votre mal est de nature chaude-sèche, avec léger excès de bile jaune. Le visiteur formé à la médecine post-moderne n'y comprend rien. La patient reçoit, en toute bonne logique, un traitement froid-humide: foie de jeune cabri saignant et trempé dans du sucre, mélange de gomme arabique, dattes jaunes et lait de chamelle. Le visiteur n'y comprend toujours rien mais, selon les règles habituelles de déontologie, laisse faire le confrère d'une autre spécialité. Et la malade guérit. Mieux: Après avoir suivi (selon un protocole de recherche ad hoc) 170 autres patients soignés selon les déséquilibres de leur humeurs et tempéraments, le visiteur constate que notre Hippocrate du désert obtient des résultats simplement similaires à ceux qu'on pourrait attendre dans un cabinet de médecine générale moderne. Les patients font eux-mêmes l'essentiel du tri: pour les maladies aiguës et contagieuses, pour les traumatismes graves, ils vont directement au dispensaire moderne. Pour les pour maladies chroniques, congénitales, invalidantes, mentales, terminales et fonctionnelles -- ils vont chez le "toubib" classique. Tout se passe comme si, pour les maladies que les patients viennent présenter à la médecine arabe, deux mille ans d'expériences avaient abouti à une efficacité comparable à notre médecine basée sur une recherche intensive, mais comparativement très jeune. Comment expliquer cela? Serait-il possible, imaginable, qu'avec des théories sous-jacentes complètement différentes on arrive à des résultats cliniques comparables. Pourrait-on observer en médecine une que des théories différentes aboutissent à des résultats similaires, comme on l'observe en physique quantique entre les théories ondulatoires et corpusculaires, ou en mathématique entre des démonstrations algébriques et géométriques? Se référer des patients entre Hippocrate du désert et médecins modernes ne pose, expérience faite, pas de difficulté majeure. En-deçà des différences dans la compréhension de la maladie affleure un langage commun: le langage du malade pour exprimer la souffrance. Par-delà les divergences de théorie médicales, un but sur lequel tout le monde s'accorde, au fond du Sahara comme ailleurs dans le monde, au sujet de la souffrance: sa disparition.

Bertrand Graz, Nouakchott, République islamique de Mauritanie, décembre 2002