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Des erreurs à la mode
1970 : " Couchez votre bébé sur le ventre ". 2002 : "Couchez votre bébé sur le dos ". 1960 : " Soignez votre homosexualité, c'est une maladie". 2002 : " Vivez joyeusement votre homosexualité, c'est une variation de la norme ".
Des vérités d'hier sont considérées comme des erreurs aujourd'hui. Des vérités d'aujourd'hui seront peut-être des erreurs demain. Comment savoir lesquelles ? Comment repérer ces " erreurs à la mode " ?
On trouve deux types d'erreurs en médecine et en santé publique : celles qui contreviennent aux règles de l'art et mènent leur auteur au blâme ou à la prison ; celles qui sont la règle de notre temps et que tout le monde doit commettre, en toute impunité. Focus sur le deuxième type.
Ces erreurs obligatoires, conformes aux règles, varient selon les époques. Elles surgissent peut-être d'abord comme une idée originale dans un cerveau isolé, celui d'un personnage influent qui parvient à convaincre ses pairs. D'erreur isolée, l'idée originale devient la règle, jusqu'à ce qu'un autre personnage influent, ou un groupe, parvienne à convaincre ses pairs que la règle doit être changée, etc..
Est-ce que la démarche scientifique moderne est immunisée contre ces chassés croisés d'erreurs et de vérités ? Hélas non, surtout dans le domaine de la santé où les questions médicales sont mêlées, parfois très discrètement, à des questions de choix moraux, idéologiques ou religieux, voire de goût ou de rapport de force.
Ainsi la croyance dans les effets maladifs de l'auto-érotisme. Considérée par les médecins disciples de Galien comme parfois bénéfique, la masturbation ne commencera à être considérée comme pathogène ou pathologique qu'à partir du début du 18e siècle. Un charlatan anglais décrit dans "Onania" les troubles physiques et mentaux gravissimes auxquels exposerait, selon lui, la pratique solitaire -- tout en vantant une certaine "teinture revigorante", seul remède contre la "spermatorrhée" et en vente dans la librairie même où son pamphlet est distribué. On note au passage que la publicité mensongère mais efficace n'est pas une invention récente. Le mouvement est lancé, le vaudois Samuel Tissot s'en empare (le célèbre "Avis au peuple sur sa santé" date de 1761) et l'ensemble du monde médical suivra pendant deux cents ans (cf "Histoire d'une grande peur, la masturbation", par Jean Stengers et Anne van Neck, Les empêcheurs de penser en rond éd., 1998). Indépendamment d'une quelconque étude scientifique sur les prétendues conséquences pathologiques de la masturbation, ce sera simplement la constatation que la théorie ne tien pas debout qui renversera l'opinion. Il aura fallu deux cents ans de peur, de culpabilité et de répression féroce pour que des médecins osent dire que le roi est nu. On se rappelle qu'en 1994 encore, le "Surgeon general" des Etats-Unis, Jocely Elders, a été licenciée pour avoir osé parler publiquement de la masturbation en termes positifs.
La question de l'homosexualité a évolué de façon analogue. Dans ce cas, ce ne sont pas les autorités médicales, mais des groupes militants qui ont amené les psychiatres à remanier leurs catalogues de diagnostics. Dès lors, si les homosexuels souffrent de plus d'angoisses et de dépressions que les autres, l'explication sera recherchée dans les réactions d'intolérance (plus ou moins intériorisées) des familles et de la société.
Dans d'autres cas, une approche purement scientifique n'était pas capable non plus d'éviter les revirements à 180 degrés.
Ainsi de la position conseillée pour les nourrissons : une fois sur le ventre, une fois sur le dos. La position ventrale avait été proposée pour des raisons toutes pratiques et effectives : elle diminuait les risques liés au reflux gastro-oesophagien. En 1983 un Australien remarque que les enfants asiatiques sont très rarement victimes du terrible syndrome de mort subite du nourrisson . et qu'on les couche sur le dos. De là à prétendre que c'est la position de bébé qui fait la différence, il n'y a qu'un pas, hasardeux, qui sera franchi. Heureusement d'ailleurs, car la suite donnera raison aux dispensateurs de conseils : les populations de parents qui docilement retournent leur enfant sur le dos voient une diminution spectaculaire de décès subits et inexpliqués.
Variations géographiques de la pratique médicale, nouvelles études cliniques rigoureuses sur des pratiques anciennes, information des soignants et des patients. Ce type de démarche a permis de rendre moins souvent " indispensable " des intervention autrefois très fréquentes comme l'ablation chirurgicale des amygdales ou de l'utérus.
Le point commun des " révélateurs d'erreurs " pourrait se nommer : acuité d'esprit et courage. Des qualités que deux truculents professeurs du Trinity College de Dublin ont cultivées avec une joie communicative (cf Petr Skrabanek et James McCormick : "Idées folles, idées fausses en médecine". Odile Jacob éd. , 1991 ) :
- " Assez peu d'étudiants en médecine acquièrent vraiment la maîtrise de la méthode scientifique -- ce qui est normal, remarquaient-il. La croyance dans les doctrines médicales du moment est avantageuse à la fois pour le médecin et pour le patient -l'efficacité du message thérapeutique tenant en partie à la conviction simple et entière des intéressés. "
" - N'empêche, concluaient les deux professeurs, il faut bien tenter de limiter les erreurs. Pour cela, nous devons cultiver aussi, en plus de notre pouvoir de conviction face aux patients et au public, une bonne dose d'intelligence critique et de scepticisme. Nous avons grand besoin de ce scalpel mental qui extirpe les chairs non-viables de la croyance infondée et de la confusion entre désir et réalité, afin de dégager les tissus vivants de la vérité. "
Risquons une prédiction: Quelles seront les erreurs médicales de notre temps qui feront sourire ou frémir nos descendants? J'en vois au moins trois: La prétendue nocivité des drogues douces, la vogue de la psychanalyse chez les psychiatres, la pathologisation de la pédophilie. Dans ce troisième exemple, nous assistons, en raccourci, à une histoire déjà bien connue: En une trentaine d'années, nous sommes passés d'une relative indifférence à la condamnation morale universelle et à la vision des pédophiles comme des "malades" qu'il faut "soigner"; Il ne serait pas surprenant qu'un jour on en vienne à octroyer à l'enfant la liberté de choisir et que dans ce cas, comme on l'a fait dans d'autres domaines cités ici, on considère que pour l'enfant la nocivité "tient surtout à l'angoisse générée par l'interdiction" -- mais halte là! nous sommes en pleine période de transition: les deux tabous, moral et médical, découragent tout questionnement.
Le cas de la circoncision reste mystérieux. Aujourd'hui encore, alors qu'il a été montré maintes fois que l'opération de routine n'apporte pas de bénéfice médical net, près de 60% des garçons aux Etats-Unis subissent, dans les premiers jours de leur vie, narcose et modification de leur anatomie -- et ceci, pour la plupart, hors de toute motivation religieuse. Certains auteurs parlent de " l'énigme médicale américaine ", d'autres se demandent en quoi il est légal d'opérer ainsi inutilement et sans leur consentement éclairé des millions d'enfants. Tout au plus constate-t-on qu'il existe une connotation culturelle positive inexpliquée liée à la circoncision néonatale ".
Pourquoi, une fois la vérité solidement établie, observe-t-on parfois que les pratiques erronées restent si têtues ? Laissons ouverte une question qui risquerait de nous mener à des considérations suspicieuses et désagréables sur le besoin irrépressible de " faire quelque chose ", sur le goût du lucre, sur le goût du pouvoir et sur d'autres goûts humains, trop humains... (Bertrand Graz, octobre 2002)
(Bertrand Graz, octobre 2002)
(Illustration originale par Michel Pellaton, octobre 2002)