Dignité : Cheval de Troie dogmatique ?

"Respecter la dignité de la personne "… Est-ce que ce pléonasme signifie encore quelque chose ? La dignité est invoquée par les gens les plus opposés, comme un argument de dernier recours capable de servir les idéaux les plus contradictoires. Pour ou contre l'avortement, pour ou contre la pédophilie, pour ou contre les manipulations génétiques, pour ou contre les vaccinations obligatoires…Chacun en appelle à la dignité dès qu'on soupèse liberté individuelle et intérêt collectif, dès qu'une intervention risque de bafouer des besoins ou des désirs particuliers.

"Respecter la dignité de la personne " est à la fois un pléonasme et une sorte de cheval de Troie farci de confusion. Reconnaître qu'il y a des " personnes " qui ont des droits universels (droit de vivre, de posséder, etc.), que ces droits sont différents de ceux des animaux ou des choses - ou encore des enfants - et que ces droits doivent être respectés : voilà qui est précisément la définition de la dignité. On affirme donc la nécessité de respecter une entité digne d'un respect particulier et qu'on appelle la " personne ". Fort bien, mais qu'est-ce qu'une personne ? Où commence-t-elle ? Où finit-elle ? A quoi la reconnaît-on ? Ceux qui manipulent l'argument de la dignité le font souvent sans pouvoir préciser clairement quelle conception de la personne ils essaient de faire passer, comme des Grecs qui, en introduisant dans Troie leur génial cheval de bois, n'auraient pas connu l'identité des guerriers qui s'y cachaient.

Le peuple suisse a récemment voté la " solution des délais " pour l'avortement. Plus de respect pour la dignité de la femme ? L'embryon est considéré comme une personne après un certain délai, avant quoi sa mère garde droit de vie et de mort sur lui. (Ou alors, si on conçoit l'embryon comme un enfant, c'est que l'infanticide devient possible…). Est-ce que, dans la même logique, le peuple aura bientôt à décider quels êtres humains, parce qu'ils sont trop malades, trop vieux, trop fous ou trop retardés, ne méritent plus le statut de " personnes ", ni la jouissance des droits universels conférés par ce statut ? Parfois la démocratie a quelque chose d'inquiétant ; elle donne à chacun des pouvoirs exorbitants, y compris sur des questions pour lesquelles on pourrait penser que les réponses sont plutôt à chercher du côté des philosophes.

Les philosophes, sur la question de la dignité et de la " personne " ? Dans les grands débats publics, ils sont en général absents. Sur les biotechnologies, on écoute d'abord les scientifiques, ce qui est normal ; mais leur rôle devrait se limiter à l'information sur les possibilités de la science; ce n'est pas à eux de décider des applications. Sur l'avortement, l'acharnement thérapeutique, les vaccinations obligatoires, la sexualité des enfants ou des handicapés, l'isolement imposé aux porteurs de tuberculoses multirésistantes,… -- sur tous ces thèmes aboutissant à la question de la personne, de son autonomie et de son bien-être, on retrouve constamment des psychologues, des médecins et des sociologues, voire des juristes et des économistes - mais de philosophes, peu. Pourquoi ? Serait-ce parce qu'ils posent des questions trop fondamentales, montrent les abîmes au-dessus desquelles nous marchons ? Aurions-nous si peur de sortir de ces débats où le terme " dignité " est utilisé seulement comme un cheval de Troie dogmatique ?

Un abîme philosophique, inévitablement, est ouvert à chaque fois que le terme "dignité" est prononcé, d'autant plus qu'aujourd'hui nous assistons à une dilution des confins de la personne. La naissance et la mort comme limites universelles ne font plus l'unanimité. Déjà les Pères de l'Eglise débattaient du moment auquel l'embryon est doté d'une âme ; aujourd'hui on discute aussi du point exact où une personne n'en est plus une. Certains tentent de réaffirmer les fondements religieux de la "dignité de la vie", qui imposent de respecter selon les mêmes exigences tout être humain, de la conception à la mort. D'autres proposent, souvent avec plus de succès, de distinguer entre " humains personnes " et " humains non-personnes ", la différence étant que les "humains personnes" ont une " stature morale intrinsèque beaucoup plus élevée ", ce qui permet d'exclure notamment les embryons, les comateux, les psychopathes dangereux et les handicapés graves (T. Engelhardt : The Foudations of bioethics, Oxford University Press, 1986). Ne peut-on trouver de meilleure définition de la personne ? Une définition qui permettrait d'expliquer de façon satisfaisante pourquoi on dénie à certains êtres humains le droit de vivre ou, moins dramatique, de se soustraire à des mesures de santé publiques telles les vaccinations ?

Il devient évident que "actuellement nous nous trouvons dans une véritable impasse, car nous continuons à croire à la dignité humaine, mais sans plus savoir sur quoi la fonder" (R. Adorno, La bioéthique et la dignité de la personne, p.u.f. 1997). Or la fondation de la notion de dignité réside dans la définition même de la personne : qu'est-ce qu'on respecte, au juste ? les droits "universels" de quoi/qui ? "Personne n'est habilité à définir la personne", s'arc-boutent certains, "pour la bonne raison qu'il ne s'agit pas de définir la personne, mais de se soumettre à l'obligation morale de la respecter " (D. Folscheid, "la question de la personne", dans Philosophie, éthique et droit de la médecine (sous la direction de J-F Mattei), p.u.f., 1997). Attention, paradoxe

Une notion simple, la dignité, devient vertigineuse quand on y pense un peu : il s'agirait de respecter quelque chose, la " personne ", qu'on est incapable de délimiter ; ou de délimiter l'humanité et l'inhumanité parmi les Homo sapiens, ce qui représente un pouvoir exorbitant.

Qu'est-ce que "respecter la dignité de la personne" en médecine et en santé publique ? Respecter les désirs de chacun ? Chercher des consensus et des compromis entre désirs individuels, exigences culturelles, obligations légales, choix politiques ? Prendre tous ces aspects en considération est certes nécessaire, mais n'atteint pas le fondement de la question, qui est philosophique et proprement abyssal.

Un véritable débat est impossible tant que chacun cache ses conceptions profondes dans le ventre du terme " dignité ". Philosophes, à l'aide ! Vous qui depuis deux mille ans poursuivez dans l'ombre vos réflexions, manifestez-vous ! Hans Jonas, par exemple, à vous la parole ! - Eh bien j'ai introduit une méthode - que je crois originale - pour se poser la question de la dignité : " L'heuristique de la peur ". Imaginons ce que l'humanité pourrait devenir de plus horrible pour savoir ce que nous voulons qu'elle soit et qu'elle reste. Tout devient plus clair, d'un seul coup, n'est-ce pas ? (Hans Jonas, Le principe responsabilité, Cerf, 1990).

Ce type d'approche a le mérite de nous faire aborder les questions particulières dans une vision du monde construite de façon cohérente, manifeste et compréhensible. Tout le contraire d'un cheval de Troie dogmatique.

Bertrand Graz, août 2002

(Remerciements à Marie-Noëlle Petitjean pour son aide à l'élaboration de ce texte)

LA DIGNITE illustration originale Michel Pellaton, 2002